QU’EST-CE QU’UNE VIE PLEINE ? PAR CARL ROGERS
Mes idées concernant le sens de
la « vie pleine › sont largement fondées sur mon expérience du travail avec des
individus dans la relation très étroite et très intime qu’on nomme
psychothérapie. Ces idées ont ainsi un fondement expérimental ou expérientiel,
dans la mesure où il fait contraste avec un fondement théorique ou
philosophique. J'ai appris ce que paraît être la « vie pleine › en observant la
lutte de gens perturbés et inquiets pour arriver à cette vie, et en participant
moi-même à leur combat.
Je devrais dès le début souligner
que l’expérience que j'ai acquise vient d'une orientation particulière donnée à
la psychothérapie, orientation qui s'est accentuée avec les années. Il est possible
que toutes les formes de psychothérapie soient fondamentalement identiques,
mais comme j'en suis moins sûr qu'autrefois, je veux insister sur le fait que
mon expérience thérapeutique s'est développée suivant les lignes qui me
paraissent les plus efficaces, c'est-à-dire la «thérapie centrée sur le client
»
Je vais essayer de donner une
très brève description de ce que serait cette thérapie si elle était
parfaitement réussie à tous les points de vue, car je pense que ce que j'ai
appris sur la plénitude de la vie vient surtout d’expériences thérapeutiques
riches de mouvement. Si la thérapie était parfaitement réussie, intensivement
aussi bien qu’extensivement, cela voudrait dire que le thérapeute a réussi à
établir avec le client une relation intensément personnelle et subjective-non
pas celle du savant avec un objet d’étude, non pas celle du médecin cherchant à
faire un diagnostic et à guérir, mais une relation de personne à personne. Cela
signifie que le thérapeute considère ce client comme une personne
inconditionnellement « valable » : valable quels que soient sa
situation, son comportement, ses sentiments. Cela signifie que le thérapeute
est sincère, ne se dissimule pas derrière une façade défensive, mais rencontre
le client avec les sentiments qu’il éprouve « organiquement ». Cela
signifie que le thérapeute est capable de s'abandonner pour comprendre ce
client ; qu'aucune barrière intérieure ne l’empêche de sentir ce que ressent le
client à tout moment à propos de leurs relations ; et qu'il peut transmettre
quelque chose de sa compréhension empathique au client. Cela signifie que le
thérapeute est à l'aise en entrant pleinement dans cette relation avec le
client, sans idée préconçue sur le cheminement à venir, satisfait de servir à
établir un climat qui donnera au client la plus grande liberté pour devenir
lui-même.
Pour le client, la réussite de la thérapie signifierait l’exploration
de sentiments de plus en plus étranges et inconnus et dangereux, exploration
rendu seulement par la conscience progressive qu’il est accepté sans
restrictions. Il prend ainsi conscience d’éléments de son expérience auxquels
dans le passé il avait refusé la conscience, parce que trop menaçants, trop
traumatisants pour la structure du moi. Il s’aperçoit qu’il fait l’expérience
entière, totale de ces sentiments, dans sa relation avec le thérapeute, si bien
que pour le moment il est sa peur, ou sa colère, ou sa tendresse, ou sa force.
Et au fur et à mesure qu’il vit ces sentiments variés, dans tous leurs degrés
d’intensité, il découvre qu’il fait l’expérience de lui-même, qu’il est tous
ces sentiments. Il s’aperçoit que son comportement change de manière
constructive en accord avec le moi dont il vient de faire 1'expé-rience
nouvelle. Il va bientôt se rendre compte qu'il n'a plus besoin de craindre ce
que l’expérience peut lui proposer, mais qu'il peut l’accueillir librement
comme une part de son moi en train de se transformer et de se développer.
Tel est le schéma rapide de ce
qu'arrive à être la thérapie centrée sur le client, quand elle est tout à fait réussie.
Je donne ce schéma ici simplement comme une image du contexte dans lequel se
sont développées mes idées sur la plénitude de la vie.
DESCRIPTION NEGATIVE
En essayant de vivre et de
comprendre les expériences de mes clients, j’en suis arrivé graduellement à une
conclusion en termes négatifs au sujet de la plénitude de la vie. ll me semble
que la vie pleine n'est pas un état fixe. Ce n’est pas, à mon avis, un état de
vertu ou de contentement, ou de nirvana, ou de bonheur. Ce n'est pas un état
dans lequel l’individu est adapté, ou comblé, ou actualisé. Pour parler en
termes de psychologie, ce n'est pas un état de réduction d'impulsions, de
réduction de tensions, d'homéostase.
Je pense que tous ces termes ont
été employés d'une manière qui implique que si un ou plusieurs de ces états
sont atteints, alors le but de la vie l’est aussi. Assurément, pour beaucoup de
gens, le bonheur, ou l’adaptation, sont considérés comme des états synonymes de
la plénitude de la vie. Et les sciences sociales ont souvent parlé de réduction
de tension, d’arrivée à l’homéostase ou d'équilibre, comme si ces états
constituaient le but du processus de la vie.
C’est donc avec une certaine
surprise et un certain souci que je réalise que mon expérience ne confirme aucune
de ces définitions. Si je me concentre sur l’expérience des individus qui
semblent avoir manifesté le degré le plus haut de mobilité au cours de la
relation thérapeutique et qui, dans les années qui ont suivi, semblent avoir
fait et faire encore les plus grands progrès dans le sens d'une vie pleine,
alors il me semble que ces individus ne sont pas adéquatement décrits du tout
par l`un quelconque de ces termes qui se réfèrent à des états fixes. Je crois
qu`ils se considéreraient comme insultés s'ils étaient décrits comme étant <
adaptés ›, et qu'ils seraient mécontents d`être appelés « heureux ›, ou « contents
›, ou même « actualisés ›. Et de mon côté, je considérerais comme très inexact de
dire que toutes leurs tensions impulsives ont été réduites, ou qu`ils sont dans
un état d`homéostase. Je suis donc forcé de me demander s`il existe un moyen
par lequel je puisse expliquer leur situation en termes généraux, une définition
que je puisse donner de la vie épanouissante qui rende compte des faits tels
que je les ai observés. Je ne trouve pas cela facile du tout, et ce qui suit n’est
qu’un essai provisoire.
DESCRIPTION POSITIVE
Si j’essaie de condenser en
quelques mots ce qui me semble vrai des gens dont je viens de parler, je pense
que cela donnera quelque chose comme :
La vie pleine est un processus,
non un état
C’est une direction, non une
destination
La direction qui constitue la vie
pleine est celle qui est choisie par l’organisme total quand il y a liberté
psychologique de se mouvoir dans n’importe quelle direction.
La direction sélectionnée par
l`organisme semble avoir certaines qualités générales assez distinctes qui
paraissent identiques chez une grande variété d'individus.
Ainsi, je peux intégrer ces
affirmations dans une définition qui peut au moins servir de base à l’étude et
à la discussion. La « vie pleine ›, d'après mon expérience, est le
processus de mouvement dans une direction que choisit l’l’organisme humain quand
il est libre intérieurement de se mouvoir dans n'importe quelle direction, et
les traits généraux de cette direction choisie semblent avoir une certaine
universalité.
CARACTERISTIQUES DU PROCESSUS
Spécifions maintenant ce qui
apparaît comme les traits caractéristiques de ce processus de mouvement, traits
qui surgissent chez une personne après l'autre au cours de la thérapie.
OUVERTURE ACCRUE A L’EXPERIENCE
Tout d'abord, le processus semble
entraîner une ouverture accrue à l’expérience. Cette phrase a de plus en plus de
sens pour moi. C'est le pôle opposé à l’attitude défensive. J’ai décrit
l’attitude défensive comme étant la réponse de l’organisme à des expériences
qui sont perçues ou pressenties comme menaçantes, comme ne cadrant pas avec
l’image que l’individu se fait de lui-même, ou de lui-même en relation avec le
monde. Ces expériences menaçantes sont rendues temporairement inoffensives en
étant déformées par la conscience ou empêchées d'atteindre le niveau de la
conscience. Je ne peux littéralement pas voir avec exactitude les expériences,
les sentiments, les réactions qui en moi diffèrent sensiblement de l’image de moi-même
que je possède déjà. Pour une large part, le processus de la thérapie consiste
dans la découverte continue que fait le client de sentiments et d’attitudes
dont auparavant il n’était pas conscient, qu’il ne considérait pas comme
« siens », comme faisant partie de lui-même.
Si quelqu’un pouvait être
complètement ouvert à son expérience, tout stimulus-que son origine soit dans
l’organisme ou dans le milieu-serait librement relayé par le système nerveux
sans être déformé par un mécanisme de défense. Le mécanisme de
« subception », par lequel l’organisme est prévenu de toute
expérience menaçante pour le moi, ne serait plus nécessaire. Au contraire, que
le stimulus soit le choc d'une configuration de forme, de couleur, ou de son
dans le milieu extérieur agissant sur les nerfs sensitifs, ou un souvenir venu du
passé, ou une sensation viscérale de peur, de plaisir ou de dégoût, - la
personne « vivrait › cette expérience, et en serait pleinement consciente.
Ainsi l'un des aspects du processus
que j’appelle « la vie pleine › apparait comme un mouvement s’écartant du
pôle de défense pour aller\ vers le pôle d'ouverture à l’expérience. L'individu
devient plus capable d'être à l’écoute de lui-même, de faire l’expérience de ce
qui se passe l’intérieur de lui-même. Il est plus ouvert à ses sentiments de
peur, de découragement et de souffrance. Il est aussi plus ouvert å ses
sentiments de courage, de tendresse, d’admiration. Il est libre de vivre ses sentiments
subjectivement, comme ils existent en lui-même, et libre aussi d'être conscient
de l’existence de ces sentiments. Il est plus capable de vivre pleinement les
expériences de son organisme, au lieu de leur refuser la conscience.
La notion
de subception, introduite par Me Ctleary et Lazarus (1949), signifie la
discrimination d'excitants sans représentation consciente. Dans le cadre des
théories de Rogers, elle renvoie à la capacité du sujet de distinguer le
caractère menaçant d'une expérience sans se rendre pleinement compte de ce
caractère menaçant. (N.D.T.)
VIE EXISTENTIELLE ACCRUE
Une seconde caractéristique du
processus qui pour moi constitue la vie pleine est qu’il implique une tendance
croissante à vivre dans le moment présent d’une façon totale. C’est là une idée qui pourrait facilement
être déformée et qui est peut-être vague dans mon propre esprit. Je vais essayer
de la préciser.
Un être pleinement ouvert à son
expérience nouvelle, complétement dépourvu d’attitudes de défense, vivrait,
cela me semble évident, chaque moment de sa vie comme nouveau. La configuration
complexe d’excitations internes et externes qui existe à tel moment n’a jamais
existé auparavant exactement de la même manière. Par conséquent, cet être
réaliserait que « ce que je serai au moment suivant, et ce que je ferai,
nait du moment présent et ne peut être prédit à l’avance ni par moi ni par
d’autres ». Il arrive assez souvent que nous entendions des clients
exprimer exactement ce sentiment.
Une manière d'exprimer la fluidité
présente dans ce style de vie existentiel est de dire que le moi et la personnalité
émergent de l’expérience, au lieu que l’expérience soit traduite ou déformée
pour s'ajuster à une structure préconçue du moi. Cela veut dire qu`on se met à
participer au processus de l’expérience organismique, et à l`observer, au lieu
de le contrôler.
Une telle manière de vivre dans l’instant
signifie une absence de rigidité, d'organisation étroite, de surimposition de la
structure sur l`expérience. Au contraire, elle signifie un maximum
d'adaptabilité, la découverte de la structure dans l’expérience, une organisation
fluente, changeante, du moi et de la personnalité.
C’est cette tendance à un style
de vie existentiel qui me paraît très évident chez les gens qui commencent à
connaître la plénitude de la vie. On pourrait presque dire que c'est son trait le
plus essentiel. Cela signifie qu'on découvre la structure de l’expérience dans
le processus par lequel on vit cette expérience. La plupart d'entre nous,
d'autre part, apportons à notre expérience une structure et une évaluation
préfabriquée, et n'y renonçons jamais, mais pressons et déformons l’expérience
pour qu'elle s‘ajuste à nos idées préconçues, agacés que nous sommes par les aspects
fuyants qui la rendent si difficile à caser dans nos pigeonniers soigneusement construits.
Ouvrir son esprit à ce qui se passe maintenant, et découvrir dans ce processus
présent la structure propre qu'il présente, - ceci est à mon avis une des
caractéristiques d`une vie épanouissante, d`une vie adulte, telle que je vois
les clients s'en approcher.
CONFIANCE ACCRUE DANS SON ORGANISME
Une autre caractéristique de la
personne qui vit le processus d'une vie ainsi épanouissante semble être une
confiance accrue dans son organisme comme dans un moyen d'arriver à la conduite
la plus satisfaisante dans chaque situation existentielle. Je vais m'expliquer.
En choisissant l'attitude à
prendre dans une situation donnée, beaucoup de gens s'appuient sur des
principes directeurs, sur un code établi par un groupe ou une institution, sur
le jugement d`autrui (de leur femme et de leurs amis jusqu`à Emily Post) ou sur
la manière dont ils ont agi dans des situations similaires. Cependant, en
observant les clients dont l’expérience de vie m`a tant appris, je m`aperçois
que de plus en plus ces individus sont aptes à faire confiance à leur réaction
organismique totale à une situation nouvelle, parce qu`ils découvrent à un
degré de plus en plus grand que, s'ils sont ouverts à leur expérience, faire ce
qu'ils » ressentent comme bon › apparaît finalement comme un guide de
conduite compétent et digne de confiance pour mener à une conduite vraiment
satisfaisante.
En essayant d'en comprendre la raison,
voici ce qui m’apparaît. L'être pleinement ouvert à son expérience aurait accès
à toutes les données possibles de la situation, pour fonder sur elles sa conduite
: les exigences de la société, ses propres besoins complexes et peut-être
contradictoires, ses souvenirs de situations similaires, sa perception du
caractère unique de cette situation, etc., etc. Les données seraient en fait
très complexes. Mais il pourrait permettre à son organisme total, avec la
participation de sa conscience, de pondérer chaque excitation, chaque besoin et
chaque exigence, leurs intensités et importances relatives, et, à partir de
cette estimation et de ce calcul délicats, découvrir l'attitude qui serait la
plus appropriée à satisfaire tous ses besoins dans cette situation. On pourrait
comparer cet individu à une gigantesque calculatrice électronique. Du moment
qu'il est ouvert à l’expérience, toutes les données venant de ses impressions,
de sa mémoire, de son expérience acquise, de ses états viscéraux et internes,
sont introduites dans la machine. La machine tient compte de toutes ces tendances
et de toutes ces forces qui lui sont données, et calcule rapidement l’action
qui serait le vecteur de satisfaction des besoins le plus économique dans cette
situation existentielle. Telle est la conduite de notre sujet hypothétique.
Les défauts qui rendent ce
processus peu sûr chez la plupart d’entre nous sont l’inclusion d’informations
qui n’appartiennent pas à la situation présente ou l’exclusion d’informations
qui y appartiennent. C'est quand des souvenirs et des expériences antérieurs
sont fournis comme données aux calculs comme s`ils étaient cette réalité, et
non des souvenirs et des expériences passées, que des réponses erronées sont
fournies ; ou bien quand certaines expériences menaçantes n'ont pas la
possibilité d'accéder à la conscience et par conséquent sont soustraites aux
calculs ou introduites d'une manière déformée. Or, notre sujet hypothétique
trouverait son organisme parfaitement sûr, puisque toutes les données possibles
seraient utilisées et seraient présentées de façon exacte, sans déformations.
Sa conduite par conséquent arriverait presque à satisfaire tous ses besoins - besoins
d'être « reconnu ›, de s'associer à autrui, et d'autres du même genre.
Dans ce calcul, cette estimation,
cette pondération, son organisme ne serait nullement infaillible. ll donnerait
toujours la meilleure réponse possible, tenant compte des données fournies,
mais parfois celles-ci seraient insuffisantes. Cependant, grâce à l’élément d'ouverture
à l’expérience, toute erreur, toute conduite qui ne donnerait pas satisfaction,
serait rapidement corrigée. Les calculs seraient en quelque sorte toujours en
train d'être corrigés parce qu’ils seraient toujours vérifiés par la conduite.
Peut-être n'aimez-vous pas ma comparaison
avec une machine électronique. Eh bien, revenons aux clients que je connais. Au
fur et à mesure qu'ils s’ouvrent davantage à toutes leurs expériences, ils se
mettent à avoir de plus en plus confiance en leurs propres réactions. S'ils ont
envie d'exprimer leur colère, ils le font, et découvrent que le résultat est
satisfaisant, parce qu’ils sont également conscients de tous leurs autres
désirs, désir d'affection, d'association et de relation. Ils sont surpris de
leur propre adresse intuitive à trouver des solutions de comportement à des
relations humaines complexes et troublantes. Ce n'est qu’après qu'ils réalisent
combien étonnamment sûres ont été leurs réactions internes en leur permettant
d’acquérir un comportement satisfaisant.
LE PROCESSUS DU FONCTIONNEMENT PLUS COMPLET.
J’aimerais rassembler ces trois
fils qui décrivent le processus de la vie pleine en une image plus cohérente. ll
semble que la personne libre psychologiquement aille dans la direction qui l’amène
à être une personne fonctionnant plus pleinement. Elle est plus apte à vivre pleinement
dans chacun de ses sentiments et chacune de ses réactions et avec eux. Elle
fait usage de plus en plus de son équipement organique pour sentir, aussi
exactement que possible, la situation existentielle de l’intérieur et de l’extérieur.
Elle fait usage de toute l’information que son système nerveux peut ainsi lui
fournir, 1'utilisant en pleine conscience, mais reconnaissant que son organisme
peut être, et souvent est en effet, plus sage que sa conscience. Elle est plus
apte à permettre à son organisme total de fonctionner librement dans toute sa
complexité en choisissant, parmi la multitude des possibilités, la conduite qui
à ce moment donné sera plus généralement et plus authentiquement satisfaisante.
Elle est capable de placer plus de confiance dans son organisme en ce qui
concerne ce fonctionnement, non pas qu'il soit infaillible, mais parce qu’il
peut être pleinement ouvert aux conséquences de chacune de ses actions et les
corriger si elles se montrent insatisfaisantes.
Elle est plus apte à éprouver
l'ensemble de ses sentiments, et elle a moins peur d’eux ; elle filtre son
expérience elle-même, et se montre plus ouverte aux témoignages venant de
toutes les sources ; elle est complètement engagée dans le processus qui
consiste à être et à devenir soi-même, et découvre ainsi qu'elle est
profondément et sainement un être social ; elle vit plus complètement dans
l'instant, mais apprend que c'est la manière de vivre la plus saine en tout
temps. Elle devient un organisme fonctionnant plus pleinement, et grâce à cette
conscience d'elle-même qui coule librement dans et à travers son expérience,
elle devient une personne fonctionnant plus pleinement.
QUELQUES CONSEQUENCES
Toute idée de ce qui constitue la
plénitude de la vie entraîne avec elle bien des conséquences, et celle que j`ai
présentée ici ne fait pas exception. J'espère que ces conséquences pourront
fournir matière à réflexion. Il y en a deux ou trois que j'aimerais commenter.
LIBERTÉ ET DETERMINISME
La première de ces conséquences
peut ne pas être apparente à première vue. Elle concerne l’antique problème du
« libre-arbitre ›. Je m'efforcerai de montrer en quoi ce problème
m'apparaît maintenant sous un jour nouveau.
Pendant un certain temps, j'ai
été rendu perplexe par le paradoxe vivant qui existe en psychothérapie au sujet
de la liberté et du déterminisme. Dans la relation thérapeutique, quelques-unes
des expériences subjectives les plus intenses sont celles où le client sent en
lui-même le pouvoir du choix, pour ainsi dire, nu. Il est libre - de devenir
lui-même ou de se dissimuler derrière une façade ; d'aller de l’avant ou de rétrograder
; de se conduire d`une manière destructrice pour lui-même et pour les autres,
ou de manière valorisante ; littéralement libre de vivre ou de mourir, à la
fois au sens physiologique et au sens psychologique du terme. Et pourtant, quand
nous abordons le domaine de la psychothérapie avec des méthodes de recherche
objectives, nous sommes, comme tous les savants, obligés d'adopter un strict
déterminisme. De ce point de vue, toute pensée, tout sentiment, tout acte du
client est déterminé par ce qui l'a précédé, la liberté n'existe pas. Le
dilemme que j'essaie de décrire ici n`est pas différent de celui qu'on
rencontre dans d'autres domaines, il est simplement plus central et paraît plus
insoluble.
On peut cependant considérer ce dilemme
dans une perspective nouvelle quand on l'aborde dans les termes de la définition
que je viens de donner de la personne fonctionnant pleinement. On pourrait dire
que dans une thérapie optimale, la personne éprouve justement la plus complète et
la plus absolue liberté. Elle veut ou choisit la ligne de conduite qui
représente le vecteur le plus économique par rapport à toutes les excitations
internes et externes, parce que c'est cette conduite qui sera la plus
profondément satisfaisante. Mais c'est la même ligne de conduite qui peut d'un
autre point de vue être considérée comme déterminée partout les facteurs de la
situation existentielle. Mettons ceci en balance avec l'attitude de la personne
qui est sur la défensive. Elle veut ou choisit une certaine ligne de conduite,
mais découvre qu'elle ne peut passer conduire de la manière qu'elle choisit.
Elle est déterminée par les facteurs de sa situation existentielle, mais ces
facteurs incluent son attitude défensive, son refus ou sa déformation d'une
partie des données du problème. Il est par conséquent certain que son attitude
ne sera rien moins que pleinement satisfaisante. Sa conduite est déterminée,
mais la personne n'est pas libre de faire un choix efficace. La personne fonctionnant
pleinement, en revanche, non seulement éprouve, mais utilise la liberté la plus
absolue quand elle veut et choisit spontanément, librement et volontairement ce
qui est par ailleurs absolument déterminé.
Je ne suis pas assez naïf pour
supposer que ceci puisse résoudre complétement le conflit entre le subjectif et
l’objectif, entre la liberté et la nécessité. Néanmoins cela signifie pour moi
que plus une personne vit une vie pleine, plus elle connaîtra la liberté de
choix et plus ses choix seront efficacement traduits dans son comportement.
LA CREATIVITE COMME ÉLÉMENT DE LA VIE PLEINE
On voit clairement, je pense, qu`une
personne impliquée dans le processus orienté auquel j'ai donné le nom de "vie
pleine › est une personne créatrice. Avec son ouverture sensible au monde, sa
confiance dans son pouvoir d'établir des relations nouvelles avec son milieu, cesserait
le genre de personne d'où viendraient des productions créatrices et un style de
vie créateur. Elle ne serait pas nécessairement ¢ adaptée › à son milieu
culturel et presque certainement ne serait pas conformiste. Mais à n’importe
quelle époque et dans n’importe quel milieu, elle vivrait de façon
constructive, dans une harmonie suffisante avec son milieu culturel pour
obtenir une satisfaction équilibrée de ses besoins. Dans certaines situations
culturelles, elle pourrait à certains égards être très malheureuse, mais
continuerait à avancer vers le développement de soi et à se comporter de
manière à assurer la satisfaction maximum de ses besoins les plus profonds.
Ceux qui étudient l’évolution
reconnaîtraient, je pense, dans une personne de ce genre, le type le plus capable
de s'adapter et de survivre dans le cas d`un changement des conditions du
milieu. Cette personne serait capable de s'adapter sainement à des conditions
nouvelles comme à des conditions anciennes. Elle serait, à juste titre, à
l'avant-garde de l’évolution de l’humanité.
LA NATURE HUMAINE EST FONDAMENTALEMENT DIGNE DE CONFIANCE
Il sera évident qu'une autre
conséquence des vues que je présente est que la nature fondamentale de l'être
humain, quand il fonctionne librement, est constructive et digne de confiance.
Ceci est pour moi la conclusion inéluctable d'un quart de siècle d`expérience
en psychothérapie. Quand nous réussissons à libérer l'individu de ses attitudes
de défense, de façon à ce qu’il s'ouvre au vaste éventail de ses propres
besoins, comme au vaste éventail des exigences du milieu et de la société, on
peut faire confianceà ses réactions : elles seront positives, dynamiques,
constructives. Nous n’avons pas à demander qui le socialisera, car l`un de ses
besoins les plus profonds est celui de l’association aux autres et de la communication
avec eux. En devenant plus profondément lui-même, il se socialisera de manière
plus réaliste. Nous n'avons pas à demander qui contrôlera ses instincts
d’agressivité, car au fur et à mesure qu'il deviendra plus ouvert à tous ses
instincts, son besoin d'être aimé d'autrui et sa tendance à donner de
l’affection seront aussi forts que les instincts qui le poussent à frapper ou à
saisir. Il sera agressif dans des situations où l’agressivité est réellement appropriée,
mais il n'aura pas de besoin désordonné d'agressivité. Son comportement dans
son ensemble, dans ces domaines et dans d`autres, au fur et à mesure qu'il s’ouvrira
davantage à toute son expérience, sera plus équilibré et plus réaliste, plus
approprié à la survie et au développement d'un être profondément social.
J'ai peu de sympathie pour 1'idée
assez généralement répandue que l’homme est fondamentalement irrationnel et que
ses instincts, s'ils ne sont pas contrôlés, mèneront à sa propre destruction et
à celle d`autrui. Le comportement de l’homme est rationnel à l’extrême,
évoluant avec une complexité subtile et organisée vers les buts que son
organisme s'efforce d'atteindre. La tragédie pour la plupart d`entre nous vient
de ce que nos défenses nous empêchent de nous apercevoir de cette rationalité, si
bien que consciemment nous allons dans une direction, alors qu`organiquement
nous allons dans une autre.
Mais dans la personne dont nous parlons, qui vit le
processus de la vie épanouissante, le nombre des barrières de ce genre serait
de plus en plus faible, et elle participerait de plus en plus à la rationalité
de son organisme. Le seul contrôle des instincts qui existerait, ou qui
apparaîtrait comme nécessaire, est l`équilibre naturel et interne d`un besoin
par rapport à un autre et la découverte de comportements qui suivent le vecteur
s'approchant le plus possible de la satisfaction de tous les besoins.
L'expérience de la satisfaction extrême d'un besoin (agressivité, instinct
sexuel, etc.) au détriment de la satisfaction d`autres besoins (amitié,
tendresse, etc.) _ expérience très fréquente pour l’être organisé de façon
défensive - serait très sérieusement réduite. La personne dont nous parlons
participerait aux activités très complexes d'autorégulation de son organisme --
contrôles thermostatiques psychologiques aussi bien que physiologiques - de
façon à vivre de plus en plus en harmonie avec elle-même et avec les autres.
PLUS GRANDE RICHESSE DE VIE
Une dernière conséquence que je
voudrais mentionner est que ce processus de la vie épanouissante entraîne un
champ plus large, une richesse plus grande que le mode de vie restreint qui est
celui de la plupart d'entre nous. Participer à ce processus signifie qu'on est
partie prenante de l’expérience souvent effrayante et fréquemment satisfaisante
d’un mode de vie plus sensible, avec un champ plus large, plus de variété, plus
de richesse. Il me semble que les clients qui ont fait des progrès significatifs
au cours de la thérapie vivent dans une intimité plus grande avec leurs sensations
douloureuses, mais aussi plus intensément avec leurs sentiments de bonheur ;
que la colère leur est plus sensible, mais aussi l’amour ; que la peur est une
expérience qu'ils font plus profondément, mais qu`il en est de même du courage.
Et la raison pour laquelle ils peuvent ainsi vivre totalement un champ plus
large est qu`ils ont en eux-mêmes une confiance sous-jacente qui les fait se
considérer comme des instruments dignes de confiance pour affronter la vie.
Je pense qu`on verra bien
maintenant pourquoi des adjectifs comme : heureux, satisfait, content,
agréable, ne me semblent pas convenir tout à fait à une description générale du
processus que j’ai appelé la vie pleine, même si la personne en question
éprouvait chacun de ces sentiments à des moments appropriés. Mais les adjectifs
qui semblent plus généralement convenir sont : enrichissant, passionnant, qui
en vaut la peine, stimulant, significatif. Le processus de la vie pleine n'est
pas, j'en suis convaincu, un genre de vie qui convienne aux pusillanimes. ll
implique l'étirement et le développement de toutes les possibilités de l`être.
ll implique le courage d’exister. ll signifie qu'on se jette en plein dans le
courant de la vie. Et cependant ce qu`il y a de profondément passionnant chez
les humains est que lorsque l'individu devient libre, c`est cette « vie épanouissante
» qu`il choisit comme processus de devenir.
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